Haïti traverse une crise sans précédent depuis le 29 février 2024, lorsque des gangs ont commencé à attaquer la capitale, Port-au-Prince. Cela a eu des conséquences humanitaires et politiques directes dramatiques. Le Premier ministre du pays, Ariel Henry, a démissionné le 11 mars et le Conseil présidentiel intérimaire mis en place par la Communauté des Caraïbes (CARICOM) pour combler le vide ne fonctionne toujours pas.
La crise actuelle contribue à la détérioration continue de la situation sécuritaire en Haïti. Selon les Nations Unies, le taux de meurtres en Haïti en 2023 sera de 40,9 pour 100 000 habitants, soit plus du double du taux de 2022. Malgré le rôle central joué par les gangs dans l'éviction du président Henry et la montée des niveaux de violence, la crise actuelle n'est pas celle d'une prise de pouvoir par des gangs. Il s’agit plutôt de gangs qui renversent le gouvernement avec le soutien de partisans politiques et financiers.
Loin d'être des forces totalement autonomes et homogènes, les organisations criminelles d'Haïti restent des mandataires et des instruments politiques. Cette crise montre l’omniprésence des relations politico-criminelles dans l’exercice du pouvoir et le rôle important joué par les intermédiaires violents. Dans une telle situation, qui peut retrouver le pouvoir politique et, surtout, un semblant de légitimité ?
Moment dévastateur à Port-au-Prince
Depuis le 29 février, des gangs sous la bannière de la Coalition pour le vivre ensemble (Viv Ansamun en haïtien) ont intensifié leur siège de la capitale et ciblé des installations stratégiques. Les cibles comprennent deux prisons, dont la prison centrale où la plupart des prisonniers se sont évadés, 12 commissariats de police qui ont été pillés et détruits, un aéroport international qui reste fermé et un important terminal portuaire.
L’impact humanitaire de ces attaques est alarmant. La ville a été placée en confinement et plus de 15 000 personnes ont été contraintes d’évacuer. La poursuite des destructions et des pillages a exacerbé la faim et détérioré les conditions sanitaires.
L’évolution de l’économie politique des gangs haïtiens
Entre la mi-2023 et les attentats de février, l’écosystème des gangs du pays a considérablement évolué. L'alliance du G9 et son leader, Jimmy Cheridier, étaient en perte de vitesse. Chéridier a annoncé pour la première fois la formation de Viv Ansamun, une « coalition de coalitions » de gangs, en septembre 2023, mais le meurtre ultérieur de « Tyson », un dirigeant clé du G9, a fait dérailler ce plan. Avec la mort d'Iskardo Andriz, l'un des architectes de la coalition, en novembre 2023, des groupes indépendants rivaux et des groupes affiliés au G-Pep ont étendu leur influence et, dans les six mois qui ont précédé l'attaque, ils ont formé une alliance de gangs. aucun signe de formation.
Puis, en décembre 2023, l’homme politique haïtien Guy Philippe refait surface. Il a été arrêté en 2017, extradé vers les États-Unis pour blanchiment d'argent et trafic de drogue et condamné à neuf ans de prison. Cependant, il a été libéré prématurément et expulsé vers Haïti le 30 novembre 2023. Philippe, fondateur du groupe paramilitaire qui a contribué au renversement du gouvernement de Jean-Bertrand Aristide en 2004, a fait un retour spectaculaire sur la scène politique en organisant une série de manifestations à travers le pays.
Philippe est devenu le plus grand rival d'Henry, ayant promis de se retirer d'ici le 7 février 2024. Mais le 7 février, la promesse révolutionnaire de Philippe s'effondre. Philippe n'aurait pas réussi à obtenir le soutien d'alliés clés dans les secteurs public, privé et des gangs, selon une interview accordée à l'Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée (GI-TOC) à Port-au-Prince. Au dernier moment, une force vitale pour son plan s'est enfuie. Henry, qui bénéficiait du soutien de la communauté internationale, semblait s’accrocher à peine au pouvoir.
Attaque de février : une opération soigneusement planifiée
Fin février, Henri a participé à un sommet de la CARICOM en Guyane axé sur la crise haïtienne. Bien qu'Henri ait été considéré comme « une partie du problème » par de nombreux représentants, un communiqué de presse de la Caricom du 28 février a déclaré qu'Henri resterait effectivement au pouvoir jusqu'à la tenue des élections en août 2025.
Le lendemain, Port-au-Prince était la proie des flammes. Cet après-midi-là, alors que la violence s'intensifiait dans la ville, Chéridier annonçait la formation de Viv Ensamun. Les gangs se sont unis sous une même bannière et ont ouvert un front uni sans précédent contre la nation.
L’ampleur de l’opération, lancée simultanément dans plusieurs quartiers de la capitale, n’a pas été un projet du jour au lendemain. Une vidéo publiée sur les réseaux sociaux par le chef de gang Izo le 17 février peut sembler un signe de préfiguration. À Henry, il dit que si Ariel est toujours au pouvoir, « ce n'est pas tant parce qu'il est le vrai chef, mais parce que[Izzo]et les autres chefs de gangs n'ont pas encore pris leur décision », a-t-il déclaré. De plus, des entretiens du GI-TOC à Port-au-Prince avant l'attaque ont rapporté que des hommes armés se dirigeaient progressivement vers le centre-ville, suggérant une attaque à grande échelle. Des rapports récents dans les médias affirment que les informations sur l'effraction du 3 mars ont eu lieu. la prison centrale circulait bien avant que cela n'arrive.
Courtiers violents et stratégies de pression maximale
Depuis, Port-au-Prince est assiégée. Mais plutôt qu’une guerre totale, le gang semble utiliser une stratégie de pression maximale alternant attaques et accalmies. Il ne s’agit pas d’une décision prise uniquement par les chefs de gangs, mais elle les lie néanmoins à des chefs politiques qui peuvent tracer une ligne (fluide) sans abandonner le recours à la violence à des fins politiques. Nos recherches suggèrent que cela pourrait être le résultat d’une relation entre eux.
Par ailleurs, ne vous laissez pas tromper par l’apparence d’unité entre les gangs. Le Viv Ansamun est une trêve politique, un moment de coopération stratégique au milieu d’un océan de méfiance entre les groupes. Contrairement à ce que pourraient laisser penser les alliances, chaque groupe reste maître de son terrain, et il serait naïf d’envisager une paix durable entre gangs.
Même si les gangs ont accru leur indépendance économique (grâce au trafic de drogue, à l’extorsion et aux enlèvements), ils ne sont pas exempts d’allégeances et de négociations politiques. Loin d’agir comme des rebelles, les groupes criminels haïtiens sont plus intéressés à s’intégrer et à naviguer dans le régime qu’à le renverser. En fait, l’activité des gangs n’est pas simplement parasitaire. Grâce à la violence, ils sont devenus particulièrement puissants en contrôlant d’importantes activités commerciales et en tirant des bénéfices de l’extorsion.
La violence reste donc un moyen, et non un obstacle, pour accéder au pouvoir ou le conserver. Cette crise permet la montée ou la résurgence de grands courtiers en violence. Pour établir son statut de courtier, de futur allié politique, ou pour conserver son statut de « bandit légitime », il faut paraître digne de confiance, indispensable et puissant.
Une période critique pour soutenir les efforts institutionnels
Maintenant qu’Henry a quitté le pouvoir, la transition marque le début d’une nouvelle compétition avant les élections. Port-au-Prince semble suivre deux voies : la voie institutionnelle illustrée par les partisans du conseil de transition et la stratégie de perturbation. Le rapport de force entre les deux a atteint son paroxysme.
L'incapacité du Conseil présidentiel de transition à fonctionner témoigne de la persistance du conflit dans l'arène politique haïtienne, avec le pouvoir des armes et des intermédiaires du crime politique qui se renforce chaque jour qui passe. Dans ce contexte, les sanctions internationales, qui n’ont pas été évoquées dans les récents débats internationaux, pourraient jouer un rôle important dans la déstabilisation des liens entre le monde politique et le monde criminel.
L'absence d'une stratégie internationale claire ne fera qu'exacerber les divisions d'Haïti. Plus l’espace sera ouvert aux négociations informelles, aux stratégies opaques et aux messages contradictoires, plus ceux qui exercent le pouvoir violent seront puissants. En attendant que des structures institutionnelles plus solides soient en place, il est essentiel de donner toute la légitimité au Conseil de transition et aux acteurs impliqués dans la résolution pacifique de la crise. Il est urgent d’instaurer un dialogue fondé sur la confiance entre les parties prenantes haïtiennes, notamment la société civile, et la communauté internationale. Sans cela, les stratégies de perturbation risquent de continuer à prévaloir.
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